Ma mère et moi venions de finir notre repas. Modeste comme trop souvent composé de topinambours et rutabagas. Il fallait l'appétit de mes 17 ans pour y trouver un goût agréable.
Nous étions le 4 février 1944, un vendredi. Ma mère commençait à laver la vaisselle, peu grasse, lorsque les sirènes d'alarme se mirent à sonner. Laissant tout en plan, nous descendîmes retrouver nos voisins dans la cave n°3 de la rue de la Cathédrale.
L'îlot compris entre cette rue (aujourd'hui Ferdinand Brunetière), la place des Orfèvres, la partie sud de la rue des Boucheries et la place de la Cathédrale avait été aménagé en abris conformes aux directives de la Défense Passive. Lorsque les bombes tombaient et que la DCA allemande aboyait vers le ciel, les réfugiés reprenaient en chœur l'Ave Maria...
Je l'avais encore dans les oreilles quand, après le passage des bombardiers, je remontais le cours Lafayette. Au loin de la fumée montait : le bâtiment de l'intendance militaire flambait. La partie sud brûlait et des langues de feu sortaient des fenêtres. Ce que voyant, je pensais au couple de vieux bouquinistes dont j'étais client, leur magasin faisait face, à l'est, au bâtiment en flamme. Je grimpais sur la butte donnant sur la rue Saint-Bernard, vu le péril en lequel se trouvait la boutique et décidait d'aller les aider à évacuer les lieux.
Lors d'un premier voyage, j'accompagnais la femme que je soutenais d'une main, tenant sous mon bras gauche deux petits chiens loulous. Le deuxième aller-retour me permis de sauver le bouquiniste, le troisième chien ainsi qu'une valise très lourde.
Les flammes se rapprochaient dangereusement de la vitrine. Mais alors que je repartais vers la boutique, j'en fus dissuadé par un membre de la Défense Passive, ce fut heureux car deux minutes plus tard l'un des murs s'écroulait et la librairie prenait feu !
L'heure d'aller travailler était venue pour moi. Je remontais la rue Militaire (av. François Fabié) jusqu'aux fortifications, traversais la voie ferrée et remontais le long du cimetière central en direction de Siblas. Le mur nord du cimetière était écroulé. Spectacle atroce que les tombes éventrées, les ossements dispersés sur les tombes voisines et même sur les arbres du chemin. Certains de ces corps disloqués appartenaient aux victimes du bombardement du 24 novembre 1943.
Je fuyais cette ambiance d'apocalypse pour rejoindre l'atelier de menuiserie, quelques cinq cent mètres plus haut. Ce jour-là, mon travail eut à pâtir de ce que je venais de vivre. Le soir, mon trajet de retour passa par le chemin des Lices, ceci afin de ne pas perturber davantage mon sommeil de la nuit à venir...