Créer un site internet

Les tramways

Méfions-nous des légendes!

Á Toulon, les tramways des années trente ne sortent pas d'un album illustré par Dubout, mais tout bonnement des dépôts de la Mitre ou Brunet. Méconnus, dénigrés, persiflés en leur temps, ils méritent notre estime ainsi que quatre étoiles dans nos souvenirs d'enfance.

Aujourd'hui je les évoque avec nostalgie, un sourire aux lèvres, une larme au coin de l'œil, comme de vieux copains disparus.

Le tram promène par les rues de la ville sa silhouette familière. Il suit en cahotant les courbes parfois audacieuses de ses rails coincés entre les pavés. Son parcours au tracé capricieux ménage bien des surprises. Ainsi de la Gare du Sud à Bazeilles il emprunte le trottoir pour se donner des aises !

La motrice, couleur jaune paille, suggère un assemblage en Meccano. Son châssis mal suspendu repose sur deux essieux rudimentaires (1). Elle n'a pour ornement qu'un fronton publicitaire à la gloire des commerces « Castel-Chabre » ou  « Aux Dames de France » et porte les jours fériés un bouquet de petits drapeaux tricolores. Un phare fixé sur le toit signale sa présence le soir venu et ce tram surgissant de l'ombre semble alors un fantôme cyclopéen !

Tantôt avant, tantôt arrière, la plate-forme ouverte aux quatre vents sert aussi de poste de commande. Une simple chaîne tendue entre deux barreaux interdit l'accès du véhicule pendant la marche. Empêchement tout relatif puisque monter ou descendre en marche est, avec un peu d'expérience, un exercice ni très difficile ni trop périlleux. Les jours d'affluence, des zigotos s'arcboutent sur la chaîne pour gagner de la place, suspendus dans le vide comme des équipiers de régate au trapèze.

 

L'essentiel du tramway, c'est la surface roulante utilisable et son étonnante capacité à contenir un nombre illimité de voyageurs. Le tram n'affiche jamais complet ! Aux heures de pointe, pleins à craquer, pliant sous la charge d'une grappe humaine juchée sur les marchepieds et les tampons, les tramways toulonnais n'ont rien à envier aux trains de la lointaine Inde !

L'intérieur n'est pas très confortable et sent le chien mouillé. Les femmes, la marmaille, les personnes âgées prennent place sur les banquettes de bois, les messieurs préfèrent rester sur la plateforme. Peut-être est-ce le manque de moelleux des sièges qui est à l'origine du surnom « le dur » pour ce moyen de transport... Á la belle saison on accroche à la motrice une gracieuse remorque ajourée (2). On la repère de loin à cause de l'énorme volant de son frein.

Les voyageurs qui désirent descendre au « prochain arrêt » ont à leur disposition une cordelette de cuir, pas plus épaisse qu'un lacet de godillot, qui actionne un timbre à la sonorité délicate. Certains vont jusqu'à tirer sur la cordelette pour le seul plaisir de l'entendre, ce qui laisse le conducteur perplexe !

 

 

Le sympathique wattman endure avec philosophie la pluie, le vent, le soleil et la bousculade. Par gros temps, il s'encapuchonne dans un ample ciré noir, comme un pilote de remorqueur de haute mer. Bientôt de nouvelles voitures fermées, munies d'épaisses vitres, remplaceront les anciennes caisses et ce, à la satisfaction générale.

La tâche du wattman consiste à regarder droit devant et à actionner une manette de cuivre (3) qu'il fourre dans sa poche en descendant de sa machine, sans doute pour décourager les voleurs de tramways ! Certains mécaniciens, considérés comme des fous, mènent un train d'enfer. Les passagers n'ont qu'à bien se tenir dans les virages ! D'autres, fatigués de naissance, optent pour l'allure de l'escargot. On peut les gagner à la course entre deux arrêts. J'en ai fait l'expérience. Le freinage est parfois délicat. Le conducteur utilise alors in extremis son coffre à gravier (quand il n'est pas vide !) pour éviter aux roues bloquées de glisser sur le rail. La tige amovible de la sonnette à pied, joyeusement tintinnabulante, fait l'admiration des écoliers toujours prêts à la dérober.

Le receveur, un homme le plus souvent jovial et bavard, porte en bandoulière une énorme sacoche bourrée de pièces sonnantes et trébuchantes. Il délivre des tickets qu'il détache de leur souche à l'aide d'une rondelle de caoutchouc passée sur l'extrémité d'un crayon. Cet instrument lui sert aussi à se gratter l'oreille lorsque le calcul du prix des places s'avère trop ardu... Ces petits billets multicolores constituent pour les enfants un matériel idéal pour une collection.

Chaque ligne a son numéro gravé dans la mémoire des Toulonnais. Á tout seigneur tout honneur, la 1 traverse la ville de l'Escaillon à la Valette. Elle bénéficie en priorité de voitures moins archaïques et même du dernier cri en matière de tramways. La 7 dessert le Cap-Brun, la 9 le lointain Pont-du-Suve. La 3 relie la gare au Mourillon. Son tracé dans la ville tient du slalom. Le véhicule se faufile entre les maisons sans jamais les égratigner. Certains prétendent qu'il se tord...

La 5 et la 6 montent respectivement (et péniblement) de la rue de Lorgues à Dardennes et aux Routes. Les trams affrontent de nombreux croisements régulés par des feux de circulation. La voie devenant unique à partir de Saint-Roch, il arrive que l'un des deux trams venant en sens inverse brûle le feu et se retrouve nez à nez avec son homologue. En ce cas, les conducteurs descendent de voiture et commencent une discussion, plus ou moins courtoise, pour déterminer lequel rebroussera chemin.

Au printemps, les voyageurs du dimanche empruntant ces lignes agrestes reviennent les bras chargés de genêts ou de glaïeuls sauvages cueillis sur les pentes des Pomets ou du Revest.

Les face-à-face inopinés ne sont pas les seules péripéties des tramways. Un collecteur en panne oblige les passagers à finir le trajet à pied s'ils n'ont pas la patience d'attendre la dépanneuse. La perche, elle, abandonne volontiers son fil d'Ariane nourricier et dévide son câble d'une seule traite comme un trébuchet. Là, il suffit de tirer sur la perche baladeuse pour la remettre en place et repartir. Il n'est pas rare de voir des garnements profiter d'un arrêt pour décrocher la perche et s'enfuir à toutes jambes sous les justes imprécations des voyageurs...

Les aiguillages à main offrent à l'usager une distraction bienvenue. Le receveur descend de voiture armé de son sabre, un levier en forme de canne qu'il traîne sur les pavés jusqu'au boîtier de manœuvre (4). Celle-ci effectuée, il remonte dans le véhicule qui a commencé à rouler... si toutefois la maudite perche n'en profite pas pour s'envoler une fois de plus !

Les parcours s'accomplissaient dans la bonne humeur jusqu'au terminus où wattman et receveur s'en allaient boire un petit coup au plus proche bistrot avant d'inverser la perche, changer de plateforme et repartir vers le centre-ville.

Les Toulonnais appréciaient le pratique de ce mode de locomotion. Au fil du trajet et des attentes on faisait connaissance avec ses voisins de quartier car on se retrouvait à la même heure tous les matins. Plus d'une idylle s'est ébauchée grâce à la RMTT ! On prenait le temps de vivre, les trams allaient leur petit bonhomme de chemin sans précipitation, fiers de leur importance. Pendant la guerre, la pénurie d'essence augmenta leur usage. Je les ai vu, lors d'alertes, charger un maximum de passants afin de les éloigner au plus vite des zones menacées par les bombes. Ainsi, ils ont humblement contribué à sauver des vies...

Le soir venu, les tramways traversaient à vive allure la ville obscure et vide, pressés de regagner le dépôt pour s'y faire nettoyer, graisser, réviser. Ils roulaient comme des jouets sur un circuit que l'on imaginait sans fin, dans l'espace, et dans le temps... Pourtant, en 1948, on vit sortir des dépôts, salués par la clique de la RMTT, des autobus flambant neufs qui allaient prendre leur relais. Les trams, vétustes et déglingués, connurent quelques jours de repos (bien gagnés) avant d'être ferraillés.

Le dernier tram a emporté ma jeunesse avec lui. Il revint quelques années plus tard, vivre une assez brève seconde vie sous la forme et le nom de trolleybus. Il avait exigé deux perches solides, des pneumatiques, de l'espace et du confort. Il revint donc sans ses rails, les laissant au pays d'où ma jeunesse elle non plus ne reviendra jamais.

Le souvenir des trams me hante. En passant à la Tranchée ou près du pont de Saint-Jean-du-Var j'entends encore résonner sur des pavés imaginaires la lourde canne de fer du receveur qui nous vendait de si jolis petits billets...

Notes:

1- Dont le nom technique est truck

2 - Les baladeuses baignoires

3- La manette est appelée contrôleur de l'anglais : Tram controller

4- Il y avait par exemple un aiguillage de ce type au bas de l'avenue Vauban  pour pouvoir remonter vers la gare depuis le bd de Strasbourg

I283726789587235199 szw1280h1280
I283726789587250826 szw1280h1280
I283726789587250866 szw1280h1280

Gauche : Remorque  baladeuse attelée à une motrice Schuckert  - Sans date

Droite : Dessin de Gabriel Bonnafoux datant de mai 1947 et illustrant parfaitement  sa passion des tramways et du Marché aux Puces.

I283726789587528682 szw1280h1280

Ajouter un commentaire

Anti-spam